La prière : lien ontologique avec la Déité

par Dr Diane Steigerwald

 

Élève ta face en hanîf en direction de la religion conformément à la nature originelle de Dieu, selon laquelle l'être humain a été créé. Nulle modification à la création divine. C'est cela la religion immuable.

Qur'ân (XXX : 30)

 

 

De par sa nature intrinsèque, l'être humain a deux dimensions diamétralement opposées : le corps et l'âme. Le corps se nourrie d'aliment physique (le lait, l'air, l'eau, les fruits...) alors que l'âme de nourriture spirituelle (la science, la dialectique, la prière, la méditation...). Le corps appartient au monde visible qui est en perpétuel changement alors que l'âme appartient au monde invisible et immuable.

L'acte d'adoration est difficile à définir. Il consiste à la fois à s'ouvrir et à s'offrir. Mais à qui ou à quoi s'offrir ? La société moderne cherche à aplanir la réalité spirituelle, elle considère l'adoration comme une " pure attitude sans adhérence à une réalité quelconque ". Cette définition a-t-elle toujours un sens dans la vie quotidienne actuelle ?

La pensée moderne occidentale dérape lentement, depuis plus de deux siècles, vers une conception laïque du monde. Seule, la connaissance sacrée permet de reconquérir la métaphysique de la connaissance qui jouait un rôle prédominant au Moyen Âge sous la forme d'une mystique. Cette vérité fondamentale implique une ascèse préalable, une purification et elle ne se révèle dans sa plénitude qu'à celui qui la mérite. L'idéalisme moderne n'a-t-il pas erré en définissant la connaissance comme un acte transparent à lui-même. La connaissance est incapable de rendre compte d'elle-même, elle reste en soi un mystère. La connaissance est un don, une grâce tout comme la foi.

La foi est une caractéristique fondamentale de l'islâm, elle s'exprime par diverses pratiques religieuses. Étonné de l'importance de la prière pour les musulmans, le Pape Pie XI décrivait l'islâm comme " l'Orient qui prie ". La vitalité de l'islâm repose sur le maintien fondamental du juste équilibre entre la vie matérielle et la vie spirituelle. La prière joue un rôle primordial dans cette quête d'équilibre.

L'islâm consiste à accepter à la fois le Qur'ân et à reconnaître la Prophétie de Muhammad (m. 11/632). La majorité des musulmans reconnaissent la prière (salât) comme faisant partie intégrale des piliers de l'islâm. Elle est un acte de louange et de reconnaissance de l'Omnipotence d'Allâh. Le Qur'ân invite le croyant à invoquer Allâh le soir et le matin (LXXVI : 25-26) : " Invoque le nom de ton Seigneur à l'aube et au crépuscule ! [Une partie] de la nuit, prosterne-toi devant Lui ! Glorifie-Le de nuit, longuement ! "

Deux aspects caractérisent la vision islamique : une dimension humaine et une dimension " métaphysique ". Cette compréhension de ces deux dimensions s'inspire des passages du Qur'ân qui tracent la voie pour la réalisation de l'union mystique. La réalité transcendante de l'être humain est décrite dans le Qur'ân (XXXII : 7-9 ; XVII : 85) par l'esprit (rûh) qui lui a été insufflé alors que la réalité humaine se concrétise par la création physique de l'homme (XXIII : 14-16).

Le Qur'ân accorde plus d'importance à la réminiscence (dhikr) qu'à la prière rituelle (salât) : " Accomplis la prière (salât) car la prière interdit la turpitude et le blâmable, [mais] certes la réminiscence (dhikr) d'Allâh est plus grande (XXIX : 44-45). " Avant chaque prière, le musulman se purifie par des ablutions, recommandées dans le Qur'ân ((IV : 43-46), (V : 6)). Dans les traditions prophétiques, la prière rituelle constitue un élément essentiel pour obtenir le salut. Le salât est une conversation intime avec la Déité permettant la purification de l'âme. L'omission du salât mène à la perte de la foi ou à l'athéisme. Après la récitation de la prière quotidienne, le fidèle fait la prosternation (sujûd) (cf. sûra la Prosternation (al-Sajda) dans le Qur'ân (XXXII)) qui symbolise l'acte le plus parfait d'adoration de Dieu. Le Prophète Muhammad est souvent invoqué dans les prières, car il joue le rôle d'intercesseur entre le croyant et Allâh.

Le du`â', souvent traduit par " prière de demande ", est une invocation personnelle adressée à Allâh. Cet entretien personnel n'a pas les différentes contraintes d'une prière rituelle (salât). Dans cet entretien, l'être humain occupe une place privilégiée entre le monde animal et le monde angélique. Sa responsabilité est devenue d'autant plus considérable en acceptant d'assumer le dépôt (amâna) qui était proposé aux cieux, à la terre, aux montagnes, mais tous le récusèrent sauf l'homme (XXXIII : 78). Ce dépôt est le secret de l'être à l'intérieur de chaque personne.

Le croyant doit aimer Dieu de tout son âme et de toutes ses forces. Il doit éventuellement faire l'ascèse pour atteindre la proximité divine. Les maximes attribuées à l'Imâm `Alî (m. 40/661) expliquent que le cœur est la source de la Sagesse et que la foi va de paire avec la Sagesse, Dieu n'accepte pas l'une sans l'autre. À ce sujet, le Qur'ân nous dévoile qu'Allâh guide les êtres doués d'esprit (XXXIX : 17-18) : " Annonce cette bonne nouvelle à mes serviteurs qui écoutent la Parole (Qawl) et suivent le meilleur d'elle ! Ceux-là sont ceux qu'Allâh a dirigés. Ceux-là sont ceux doués d'esprit. "

L'Imâm `Alî, le Prince des croyants (Amîr al-mu'minîn), était un homme qui aimait faire des invocations. Le " Du`â' Kumayl ", attribué à `Alî, aurait été enseigné à Kumayl b. Ziyâd. Il nous enseigne que quiconque accomplit ses devoirs envers Allâh sera pardonné. Ces paroles implorent :

" Admettons, ô mon Dieu, mon Maître et mon Seigneur, que je puisse supporter la peine [que Tu m'infligerais], comment pourrais-je endurer ma séparation de Toi ? Admettons ô mon Dieu que je puisse endurer la chaleur de ton enfer, comment pourrais-je renoncer à la contemplation (nazar) de ta Dignité. "

Dans le recueil de prières, Al-sahîfa al-kâmila al-sajjâdiyya, l'Imâm Zayn al-`Âbidîn (m. 94/713) enseigne comment louer, glorifier et remercier Allâh. Ainsi, la première supplication insiste sur la transcendance d'Allâh et son rôle créateur : " Louange à Allâh, le Premier sans un premier [qui viendrait] avant Lui et le Dernier sans un dernier [qui succéderait] après Lui. [Il est] Celui que les visions de ceux qui [Le] contemplent n'arrivent pas à voir et que les opinions de ceux qui le qualifient restent impuissantes à décrire. Il instaure les créatures par son Pouvoir (Qudra) et sa Volonté (Mashî'a). " Allâh reste toujours un mystère (ghayb) pour ses créatures.

La trente-septième invocation de Zayn al-`Âbidîn insiste sur l'infini Bonté d'Allâh qu'aucune gratitude humaine ne pourra jamais compenser :

" Ô Seigneur ! Personne ne peut atteindre la fin en Te remerciant sans acquérir Ta Bienfaisance (Ihsân) qui s'accompagne d'un remerciement. Personne ne peut réussir à T'obéir même s'il lutte, il est loin d'être capable de Te rendre ce que Tu mérites à cause de Ta Faveur. Le plus reconnaissant des serviteurs n'a pas la capacité de Te remercier et le plus grand adorateur parmi eux est incapable de T'obéir. "

L'obéissance de l'être humain ne réussit jamais à être à la hauteur de la Miséricorde divine. Même, les plus reconnaissants ne peuvent exprimer pleinement leur gratitude à la mesure de la Bonté divine.

Certains mystiques musulmans pratiquent à l'aube la méditation dont l'objet ultime est l'union mystique avec la Déité. L'âme s'élève harmonieusement d'échelon en échelon, dépassant les limites de l'individu. Son but ultime est de retourner à son état originel ou initial. Le croyant aspire à une réalisation spirituelle intégrale dans la Déité.

Les sûfîs font les prières rituelles ; mais elles n'ont de réelle valeur que si elles sont accomplies avec le cœur (qalb). Le sûfî Abû Tâlib al-Makkî (m. 386/996) dans le Qût al-qulûb, affirme que : " la prière rituelle, c'est de l'autre monde. Quand on entre en prière, on quitte ce monde. " La prosternation est conçue par plusieurs sûfîs comme un moyen de rapprochement de Dieu. Ils se fondent sur le Qur'ân (XCVI : 19) : " Prosterne-toi et rapproche-toi [de Dieu]. " La raison d'être de la prosternation se traduit par une expérience mystique où le croyant s'efface en toute humilité devant l'infinie Grandeur de la Déité. Un sûfî shî`ite, al-qâdî Sa`îd Qummî (m. 1103/1691-1692) associe la prosternation à l' " anéantissement total " (fanâ', halâk) et à l' " Unicité d'essence " (Tawhîd al-dhât). La prière sollicite la vertu de piété (birr) (II : 189) et la crainte révérencielle (taqwâ). Les mystiques insistent aussi bien sur le du`â' que sur l'oraison mentale.

L'invocation (du`â'), prière personnelle, est encouragée par la promesse qur'ânique que Dieu écoutera (II : 186). Une tradition du Prophète décrit-le du`â' comme la " moelle de l'adoration ". Il existe de nombreux recueils de prières attribués aux saints, " ceux dont la prière est entendue. " L'autre importante forme de prière est le dhikr (réminiscence) qui est associée à la louange et à la glorification du Nom de Dieu. Un croyant a souvent le choix de se remémorer, en répétant constamment, un des 99 plus beaux Noms d'Allâh (i.e. al-Haqq (la Vérité), al-Hayy (le Vivant), al-Qayyûm (le Subsistant)), mentionnés intégralement ou sous sa forme dérivée dans le Qur'ân.

Certaines confréries sûfîes méditent sur certains Logoi (Asmâ') ou formules particulières. Une formule souvent utilisée est le premier membre de la profession de foi : " Lâ ilâha illâ Allâh, Point de divinité excepté Allâh. " Le Qur'ân propose de cultiver une relation réciproque avec Allâh : " Invoquez-Moi ! et Je me souviendrai de vous (II : 152). " Il invite aussi le croyant à invoquer souvent Allâh (XXXIII : 41) et décrit le dhikr d'Allâh comme ayant le pouvoir d' " apaiser les cœurs " (XIII : 28) et de libérer l'âme de ce monde contingent. Pour les sûfîs, le dhikr purifie le cœur et mène à la voie d'accès la plus sûre.

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La pratique de la prière est indissociable de la foi. Elle repose sur la conviction que Dieu existe et qu'Il a envoyé des Messagers pour guider l'humanité. Ces derniers ont enseigné la nécessité de pratiquer les prières. Dans les grandes religions, la prière est conçue comme un moyen par lequel l'âme se purifie et atteint son salut. Il existe plusieurs sortes de prières : louange, demande, supplication etc. Mais la prière reste fondamentalement un entretien amoureux entre le croyant et Dieu. Grâce à elle, l'âme s'élève vers Dieu et parvient à son exitus.

La majorité des musulmans insistent sur l'importance de prier de la même façon que le Prophète en reproduisant les mêmes gestes. La prière rituelle occupe une place prédominante chez les musulmans, elle a une valeur spirituelle très profonde si l'intention pieuse et l'élan mystique l'accompagnent. Cette pratique confère au croyant une dignité sans équivoque et elle est la manifestation d'une communion sincère et d'une union impérissable.

Les mystiques musulmans attachent plus d'importance à la signification intérieure de tout acte de dévotion. La prière individuelle ou collective est une expression du désir profond de l'être. C'est un moyen unique pour se connaître et découvrir le sens caché de la vie.