Religiologiques

Vol. 19 (1999): 232-235.


Daniel Gimaret, 1997, Dieu à l'image de l'homme : les anthropomorphismes de la sunna et leur interprétation par les théologiens, Paris, Cerf.


L'interprétation allégorique a été une source de controverses et a suscité de nombreux débats chez les grands penseurs musulmans. C'est lors de la période médiévale que de nombreuses écoles de pensée se côtoient, se polémiquent et s'inter-échangent mutuellement des idées. Le sûfisme, le shî`isme, la falsafa (philosophie hellénistique de l'islâm) et le sunnisme s'épanouissent dans cette effervescence intellectuelle. Les représentants les plus qualifiés de l'exégèse qur'ânique se fondent sur le Qur'ân pour accepter l'interprétation allégorique. Ces versets peuvent être pris dans deux sens diamétralement opposés, mais plusieurs importants personnages les interprètent dans le même sens : Abû al-Qâsim al-Zamakhshârî (m. en 538/1143), Fakhr al-dîn al-Râzî (m. 606/1209) et `Abd al-Allâh al-Baydâwî (m. 685/1286). Cet extrait du Qur'ân (III : 5 7) alimente le débat sur l'interprétation (ta'wîl) des versets équivoques :

C'est Lui qui a fait descendre sur toi l'Écriture. En celle ci sont des versets (âyât) confirmés (muhkamât) qui sont l'essence de l'Écriture (Umm al-kitâb), tandis que d'autres sont équivoques (mutashâbihât). Mais ceux qui ont le cœur pervers s'appuieront sur ces versets qui se prêtent à diverses interprétations pour chercher à semer la discorde en donnant à ces versets une fausse interprétation, alors que personne ne connaît l'interprétation (ta'wîl) exacte du Livre hormis Allâh et ceux qui sont profondément enracinés dans la Connaissance (`Ilm) ; ils disent : “ nous y croyons ; tout émane de notre Seigneur. ” Mais personne n'y prête attention, sauf ceux doués de compréhension.

Les philosophes musulmans croient qu'ils sont “ ceux qui sont profondément enracinés dans la Connaissance ” (i.e. les hommes de démonstration (ahl al-burhân)) alors que les théologiens et les juristes pensent que l'expression désigne les docteurs de la loi. Pour les shî`ites, ce sont les Imâms (directs descendants de `Alî et de Fâtima), alors que pour les sûfîs ce sont les Maîtres (Mashâyikh) spirituels. Notons que si nous prenons l'interprétation divergente, nous conclurons que seul Allâh connaît l'interprétation des versets équivoques. Plusieurs musulmans pensent que l'interprétation allégorique (ta'wîl) doit s'appuyer sur les usages courants de la langue arabe et être conforme “ au canon de l'interprétation arabe ”.

            Encore une fois en théologie sunnite musulmane, Daniel Gimaret excelle. Mais cette fois, il nous présente l'exégèse des “ antilittéralistes ” sunnites, de l'époque classique jusqu'à Jalâl al-dîn Suyûtî (m. 911/1505), des anthropomorphismes de la sunna (dires attribués au Prophète). L'ouvrage est très bien structuré en trois parties regroupant les anthropomorphismes concernant : la place, le corps et le rire de Dieu. Chaque partie est subdivisée par thèmes et dans chaque thème, il énumère les différentes versions de traditions attribuées au Prophète et les diverses interprétations adoptées par les “ antilittéralistes ”.

            Cet ouvrage vient corriger l'image souvent déformée de ceux qui méconnaissent l'islâm et qui pensent nécessairement que tous les sunnites sont littéralistes. Ce livre nous fait découvrir au contraire qu'une majorité de théologiens sunnites se sont certes acharnés à trouver des explications non littérales des anthropomorphismes attribués à Dieu comme la Main, les Yeux, la Face, la Jambe, etc. À l'instar des ouvrages antérieurs de Daniel Gimaret, celui-ci vient d'un cours donné de 1994 à 1997 à la Sorbonne (École pratique des hautes études). Le plus souvent, il développe des thèmes théologiques ; cette fois, sa contribution spécifique s'inscrit dans la continuité de son livre Les Noms divins en islâm (Paris : Cerf, 1988) où il élabore sur la question d'exégèse des Noms divins.

            Dans son introduction, il aborde l'apparition des premières controverses entre les traditionnistes (ashâb al-hadîth) littéralistes et les jahmiyya antilittéralistes. Un des premiers à s'opposer à la position littéraliste fut Jahm Ibn Safwân (m. 128/746) qui niait toute ressemblance entre Dieu et l'homme pour préserver la Transcendance absolue d'Allâh. Jahm Ibn Safwân et les jahmiyya accusaient les traditionnistes d'être des anthropomorphistes.

            Les traditionnistes, en se défendant des accusations d'anthropomorphisme (tashbîh), se réfugièrent dans la fameuse doctrine du bi-lâ kayfa “ sans comment ”, attribuée au fondateur d'une école de loi, Mâlik ibn Anas (m. 179/796). Selon lui, il faut croire aux anthropomorphismes du Qur'ân et de la sunna sans chercher à comprendre ni le comment, ni le pourquoi. La Main (Yad) et l'Ouïe (Sam`) de Dieu ne sont pas comparables à celles de l'homme, il n'y a donc pas d'assimilation. Finalement avec le temps, l'approche antilittéraliste s'est imposée à l'intérieur du sunnisme. On a pris conscience que la révélation et les traditions religieuses sont multivoques, sujettes à une interprétation allégorique.

            Daniel Gimaret nous présente un à un les auteurs “ antilittéralistes ” et leurs œuvres : Abû Muhammad Ibn Qutayba (m. 276/889) avec son Kitâb ta'wîl mukhtalif al-hadîth et Al-ikhtilâf fî al-lafz wa al-radd `alâ al-jahmiyya wa al-mushabbiha ; Abû al-Hasan `Alî Ibn Mahdî (m. entre 371/981 et 379/989) et son Kitâb ta'wîl al-ahâdîth al-mushkilât al-wârida fî al-sifât ; Abû Sulaymân al-Khatâbî (m. 388/998) auteur de plusieurs commentaires de compilation de traditions comme celles d'Abû `Abd Allâh al-Bukhârî (m. 256/870) et de Sulaymân Abû Dâwud (m. 261/875), et d'un traité disparu sur l'exégèse des Noms divins recouvert en grande partie dans le Kitâb al-asmâ' wa al-sifât d'Abû Bakr al-Bayhaqî (m 458/1065) ; Abû Bakr Ibn Fûrak (m. 406/1015) et son Kitâb mushkili al-hadîth wa bayânihi ; Abû Mansûr al-Baghdâdî (m. 429/1037) et son Kitâb ta'wîl mutashabih al-akhbâr ; Abû Bakr al-Bayhaqî et son Kitâb al-asmâ' wa al-sifât ; Abû al-Faraj Ibn al-Jawzî (m. 597/1200) et son Daf` shubah al-tashbîh ; Fakhr al-dîn al-Râzî et son Kitâb asâs al-taqdîs ; et Jalâl al-dîn al-Suyûtî avec ses compilations de traditions Al-durr al-manthûr, Jam` al-jawâmi` et son commentaire intitulé Ta'wîl al-ahâdîth al-mûhima li al-tashbîh.

            L'ouvrage ne développe pas suffisamment la question des influences. Les théologiens sunnites ont-ils été influencés par l'exégèse mu`tazilite, philosophique, shî`ite, sûfîe, juive ou chrétienne ? Pour illustrer cette problématique nous ne citerons que deux exemples parmi tant d'autres : l'un philosophique et l'autre shî`ite. Comme l'avait déjà constaté Jean Jolivet, il existe une parenté évidente entre la philosophie et la théologie musulmane. En analysant les différentes controverses entre les deux groupes, on peut constater une indéniable communalité dans leur méthodologie. La différence principale se situe dans le vocable. Daniel Gimaret cite une tradition prophétique aux pages 68-69 qui relate qu'un jour le Prophète demanda à une esclave noire : “ Où est Dieu ? ” “ Dans le ciel ”, répondit elle. Le Prophète apprécia sa réponse et dit : “ affranchis la, car elle est croyante ”. L'explication de Fakhr al-dîn al-Râzî semble être partielle, selon laquelle le Prophète s'est contenté de cette réponse parce que l'esclave avait une intelligence peu développée. Fakhr al-dîn al-Râzî s'est certainement beaucoup inspiré de la philosophie musulmane ; Abû al-Walîd Ibn Rushd (m. 595/1198) nous apprend dans son Fasl al-maqâl que cette femme faisait partie des gens de la rhétorique. Car une personne de la dialectique ou de la démonstration apercevrait le caractère symbolique de cette expression “ Dieu est au ciel ”. Ibn Rushd nous enseigne par exemple que la classe des gens de la rhétorique ne peut comprendre toute chose qu'à travers l'imagination. C'est pourquoi cette catégorie de gens doit adhérer au sens apparent (zâhir) du Qur'ân.

            Une autre tradition commentée par Ibn Fûrak (pp. 197-198) n'a-t-elle pas une consonance shî`ite ? Selon l'exégèse shî`ite, Dieu dans le Qur'ân s'attribue à Lui-même les faits de ses créatures parce que c'est Lui qui l'a ordonné. Mais les Attributs divins sont distincts de la Déité, car ne sont-ils pas attribués aux êtres spirituelles qui agissent selon son Ordre ?

            Même s'il ne développe pas suffisamment les différentes influences, cet ouvrage clarifie néanmoins la compréhension de la théologie sunnite médiévale et nous dévoile, tradition (hadîth) par tradition, les efforts de réflexion des théologiens pour éviter d'assimiler Dieu à ses créatures.

 

Diane Steigerwald

St. Thomas University (Fredericton)

 

http://www.unites.uqam.ca/religiologiques/no19/19recension.html