Religiologiques
Vol. 26 (2003):
299-364.
Aziz Esmail, 2002, A Scent of
Sandalwood: Indo-Ismaili Religious Lyrics, Richmond (Surrey), Curzon Press.
Aziz Esmail, qui a obtenu son doctorat à l'Université
d'Edinburg, travaille présentement à l'Institute of Ismaili Studies de Londres.
Dans ce premier tome l'auteur désire exposer une partie importante de la
tradition ismaélienne qui a fleuri dans le terreau fertile du Sous-continent
indien. Cette tradition est encore vivante dans la communauté ismaélienne qui
vit en Inde, au Pakistan, en Afrique et en Occident (Portugal, France,
Angleterre, Australie, Canada, États-Unis, etc.).
L'auteur a divisé son premier tome en
cinq chapitres, incluant une préface ainsi que trois annexes: l'annexe 1:
système de transcription, l'annexe 2: Liste des gnâns cités et l'annexe 3: une
bibliographie choisie. Le premier chapitre introduit la littérature gnânique en
abordant différentes facettes de ce corpus (poétique, littéraire, mystique,
historique, etc.). Il suit de près les différents livres spécialisés dans ce
domaine, comme ceux de Gulshan Khakee (Dasa
Avatâra of Satpanthi Ismailis and Imam Shahis of Indo-Pakistan), Azim Nanji
(Nizârî Ismâ‘îlî Tradition in the
Indo-Pakistan Subcontinent), Ali Asani (Bûjh
Niranjan: An Ismaili Mystical Poem), Tazim Kasam (Songs of Wisdom and Circles of Dance) ainsi que Christopher Shackle
et Moir Zawahir (Ismaili Hymns from South
Asia: An Introduction to the Ginans), il y a d'autres textes mais ceux-ci
sont inaccessibles aux chercheurs. Les lecteurs francophones peuvent lire les
traductions de Françoise Mallison des Garbî
de Pîr Shams (Littératures Médiévales de
l'Inde, Paris, 1991) ou des traductions disponibles dans le livre de Michel
Boivin, Les Ismaéliens, Turnhout
(Begique): Éditions Brépols, 1998.
Le second chapitre est une esquisse
de la structure dominante des homélies mystiques ismaéliennes. Les grands
thèmes sont brossés succinctement pour exposer la richesse des poèmes mystiques
dont on commence à peine à évoquer l'importance historique, la valeur
littéraire, ainsi que présenter leur riche et complexe philosophie. Les
chapitres 3, 4 et 5 sont des traductions de ces homélies mystiques. Le troisième
chapitre présente 44 petites homélies attribuées à plusieurs Pîrs et Sayyids
(Pîr Shams, Pîr Sadr al-dîn, Pîr Hasan Kabîr al-dîn et Sayyid Imâm Shâh), le
quatrième chapitre est une traduction partielle du Saloko Nâno attribué à Pîr Sadr al-dîn. Le cinquième chapitre est
une traduction partielle d'Âsha tamâri
sri Kâyama Sâmi attribué à Pîr Hasan Kabîr al-dîn.
Ce livre nous offre une opportunité
de lire des homélies ismaéliennes qui sont encore méconnues. Bien que l'auteur
ait travaillé avec minutie, il manque des annotations dans les traductions pour
expliquer d'avantage l'origine des mots et la spécificité des concepts
développés. Il ne développe pas l'apport de la tradition ismaélienne persane
qui est à l'origine de l'émergence de cette nouvelle facette de l'ismaélisme
dans le Sous-continent indien. De plus, l'auteur aurait dû ajouter un glossaire
et un index pour expliquer la signification des mots étrangers et faciliter
aussi le repérage des concepts de la tradition ismaélienne en Inde.
Le contexte historique pour situer
cette tradition ismaélienne pour les chercheurs francophones est essentiel.
Cela permettra de mieux comprendre ce segment important dans l'ensemble de
l'histoire de l'ismaélisme, mais aussi de cerner l'essentiel de la théosophie
ismaélienne transmise en utilisant des symboles et des notions typiquement
hindous.
La poésie des gnâns illustre
admirablement cette vision particulière du monde historique et culturel. Elle
véhicule aussi une conception religieuse qui a réussi à s'harmoniser avec le
milieu et la culture hindous. Les Ismaéliens nizâriens de la Perse ont traversé
une période clandestine (dawr-i satr),
la prédication (da‘wat) s'est
développée et a propagé l'ismaélisme en Inde au VIII/XIVe siècle.
Durant cette période, les Ismaéliens se sont organisés secrètement sous le
couvert du sûfisme et des relations se sont établies avec les ordres sûfîs; ils
sont très peu connus dans les annales.
La littérature gnânique a fleuri
entre le VIII/XIVe et le XIII/XIXe siècle et constitue un
excellent exemple de synthèse entre les différentes religions de l'Inde et
l'ismaélisme. Les symboles hindous sont rattachés au cadre islamique et perdent
leurs significations initiales. Ainsi par exemple, le Qur’ân est considéré
comme le dernier livre sacré, l'Atharvaveda.
Ces symboles véhiculent à la fois des concepts islamiques et ismaéliens. Cette
méthode très savante de transfert établit des correspondances entre différents
concepts de l'ismaélisme et de l'hindouisme. Pour cela les Sages ismaéliens ont
eu la tâche ardue d'assimiler la signification profonde des religions du
Sous-continent indien. Ils ont été des philologues et des précurseurs des
religions comparées de l'Orient.
Le concept de temps cyclique
développé dans les œuvres ismaéliennes comporte plusieurs similarités avec
celui des hindous, mais certaines précisions supplémentaires typiques à
l'ismaélisme sont intégrées. L'essence de la théosophie nizârienne est
conservée. L'Imâm, l'Épiphanie divine de Nârâyana, devient le dixième avatâra de Vishnu, professé comme le
dernier à se manifester pour parfaire le monde et la religion. Le Prophète
Muhammad devient l'homologue de Brahmâ, sa lumière prophétique se perpétue à
travers chaque Sage (Pîr) ou la
Preuve (Hujjat) de l'Imâm du temps
présent; dans l'ismaélisme, l'Imâm a une position hiérarchique supérieure au
Pîr.
La prédication (da‘wat) en Inde a progressé d'une manière plus constante à partir
du VIII/XIVe siècle. Les Imâms étaient restés en Perse pendant le dawr-i satr, durant lequel chaque Sage (Pîr) a joué un rôle déterminant. Dans la
tradition nizârienne, les Sages les plus connus, qui ont vécu en Inde, sont:
Pîr Shams, Pîr Sadr al-dîn et Pîr Hasan Kabîr al-dîn.
Ces Sages ont prêché au début dans
le nord de l'Inde et plus particulièrement au Punjâb, au Sind jusqu'au Kashmîr;
plus tard le processus de conversion s'est étendu au sud. L'Imâm Qâsim Shâh a
envoyé Pîr Shams dans ces régions et ses activités de prédication s'étendaient
du Badakhshân jusqu'au Kashmîr et du Punjâb au Gujarât avec Multân comme
quartier général. Ses disciples sont reconnus sous le nom de Shamsî. Le travail
de Pîr Shams s'est poursuivi par Pîr Sadr al-dîn, fondateur de la communauté
Khôjâ. Ses œuvres ont servi à l'Âghâ Khân I, durant le procès «Khôjâ-Case»,
pour prouver que les Khôjâs étaient bel et bien des Ismaéliens nizâriens
shî‘ites. Pîr Sadr al-dîn, à sa mort (IX/XVe siècle), est succédé par son fils Hasan Kabîr al-dîn.
En Perse, la prédication (da‘wat) se poursuivait discrètement sous
le couvert du sûfisme. Cette période clandestine (dawr-i satr) a duré un peu plus d'un demi millénaire durant lequel
les Imâms étaient cachés (masâtîr) et
presque absents des pages d'histoire. Après de longues fouilles archéologiques
et recherches assidues, Wladimir Ivanow (m. 1970) a découvert des documents et
des vestiges qui ont dissipé les doutes concernant l'existence des Imâms. Par
contre, très peu d'informations historiques existent à leur sujet; de plus, les
Ismaéliens à cette époque avaient une vie précaire et le milieu social n'était
pas favorable aux activités intellectuelles. Fréquemment les Imâms se faisaient
connaître comme des mashâyikh (pl. de
shaykh) sûfîs, beaucoup plus acceptés
et respectés dans le monde musulman. Wladimir Ivanow a réussi à démontrer,
grâce aux vestiges historiques, les liens tangibles entre les Ismaéliens de la
Perse et ceux de l'Inde.
Diane Steigerwald
Religious Studies, California State University
(Long Beach)
http://www.unites.uqam.ca/religiologiques/no26/26recension.html