LA PHÉNOMÉNOLOGIE HERMÉNEUTIQUE

D'UN "PHILOSOPHE DE LA MÉTAHISTOIRE"

HENRY CORBIN (1903-1978) (1)

[p. 77]
Ali Alibay et Diane Steigerwald


In The Qur'ân and Philosophical Reflections, pp. 77-96.

Jakarta: Indonesian Academic Society XXI, 1998.

 

Les véritables aveugles ne sont pas ceux qui ne voient des yeux du corps ; ce sont ceux qui ne voient pas de l'œil de l'âme, mille fois plus précieux que l'œil du corps. La vraie réalité, c'est l'incorporel, l'invisible, l'impalpable(2).       Platon

RÉSUMÉ : Depuis sa mort, il y a une vingtaine d'années, Henry Corbin a profondément marqué notre compréhension de l'islâm plus particulièrement le shî'isme et la philosophie islamique. Son approche philosophique et sa phénoménologie herméneutique ont inspiré plusieurs de ses disciples. Il se définit lui-même comme un philosophe en quête de l'essence. Henry Corbin qui a suivi les traces de Martin Heidegger dans sa quête de l'Être (l'essence de l'Étant), était très surpris de constater que cette science existait dans la théosophie shî'ite dès le Xe siècle. C'est ainsi que les métaphysiques orientale et occidentale convergent dans la phénoménologie herméneutique de Henry Corbin.

[p. 78]
ABSTRACT: Since his death twenty years ago, Henry Corbin has profoundly marked our vision of Islâm more particularly Shî'ism and Islamic philosophy. His philosophical approach and his hermeneutical phenomenology inspired many of his disciples. He defined himself as a philosopher continuing his quest towards the essence. Henry Corbin, following Martin Heidegger, was led to the discovery of the nature of existence leading to the essence of Being. He was surprised to realize that this science has already been discovered in Shî'ite theosophy since the tenth century. Thus Oriental and Western metaphysics converge in the hermeneutical phenomenology of Henry Corbin.


L'homme et son œuvre

"L'œuvre de Henry Corbin est immense ; chaque ouvrage fondamental est l'aboutissement de recherches patientes et nombreuses : celles des manuscrits d'abord, ensuite leur édition en arabe ou en persan et éventuellement leur traduction ; enfin des études détaillées publiées dans les Eranos Jahr bücher ou ailleurs (3)."

Il naquit le 14 avril 1903 en Normandie (France) ; très jeune, il devint orphelin de mère (4). Il mourut à Paris, à l'âge soixante-quinze ans, le 7 octobre 1978. Il acquit une éducation classique, la maîtrise du grec et du latin était un atout pour ses futures recherches. À l'âge de vingt et un ans, il débuta ses études universitaires, il suivit d'abord les cours d'Émile Bréhier (1976-1952), puis d'Étienne Gilson (1884-1978) qui était un spécialiste de la philosophie médiévale, et qui s'intéressait aux traductions latines des oeuvres d'Avicenne.

Henry Corbin, licencié en philosophie en 1925, décida de poursuivre des études supérieures ; il fréquenta le cours d'arabe que Louis Massignon (1883-1962) donnait à l'École Pratique des Hautes Études (EPHE) où il apprit aussi le persan et après le sanscrit. Il s'intéressait aussi bien à la philosophie qu'à la théologie (il assista au cours de l'interprétation de la pensée de saint Paul d'après Luther). Diplômé de l'EPHE en 1928, il a fait sa thèse ("Stoïcisme et augustinisme de Luis de [p. 79] Lèon") sur la pensée de Luis de Lèon (1527-1591) qui était un moine espagnol.

Henry Corbin apprit l'arabe, le persan et le turc. Au mois d'octobre 1929, Louis Massignon lui remit l'édition lithographiée de l'œuvre principale de Shihâb al-dîn al-Suhrawardî (m. 587/1191) : Hikmat al-ishrâq(La Théosophie orientale) ; cette date deviendra décisive pour l'avenir d'Henry Corbin, car il hésitait entre l'hindouisme et l'islâm. Il y a quatre étapes dans le cheminement de cet éminent auteur de plus de deux cent publications. Les œuvres de sa jeunesse, principalement sur la philosophie germanique, ont été rédigées de 1933 à 1939. De 1940 à 1945, il était à Istanbul où il travaillait sur les manuscrits d'al-Suhrawardî, de Mullâ Sadrâ Shîrâzî et d'Ibn Sînâ. Entre 1945 et 1955, il était à Téhéran chargé d'inaugurer le département d'Iranologie de l'Institut français. Il résida environ dix ans là-bas avec sa femme Stella, il s'occupait des relations culturelles et de l'organisation du département d'Iranologie. Puis en 1954, Louis Massignon lui céda la direction d'études "Islamisme et Religion de l'Arabie" de l'École Pratique des Hautes Études ; de janvier à juin, Henry Corbin enseigna à Paris. À chaque trimestre d'automne, il dirigeait le département d'Iranologie et enseignait l'histoire de la théologie et la philosophie islamique à la faculté des lettres de l'Université de Téhéran. Dès 1949, Henry Corbin allait chaque année au cercle Eranos à Ascona, où il rencontra Carl-Gustav Jung, Mircea Éliade, Fritz Meier, Gershom Scholem, Gerardus van der Leeuw, Paul Masson-Oursel etc. et parmi ses collègues il trouva Henri-Charles Puech et Louis Massignon.

Au début de sa carrière, il se spécialisa dans la philosophie allemande, il s'intéressait à Edmund Husserl, Rudolph Bultmann, Karl Jasper, Karl Barth (dont il fit même une traduction d'un ouvrage)... En 1935, il a traduit l'œuvre de Friedrich A. Heineman (La Phénoménologie de la nature chez Goeth). Durant son court séjour à Berlin (1934-1936), il a soumis à Martin Heidegger (1889-1976) en 1936 la traduction française de son livre Was ist Metaphysik ? qui apparaîtra pour la première fois en 1938 sous le titre Qu'est-ce-que la métaphysique ? Henry Corbin était parmi les premiers à traduire un des textes essentiels de ce philosophe ; rares étaient à l'époque ceux qui appréciaient l'œuvre de ce grand métaphysicien. Il traduisit en 1939 l'œuvre du philosophe allemand Johann Georg Hamann, "Le "Mage du nord" : Aesthetica in nuce" qui [p. 80] était republié par Jean Brun en 1985 sous le titre de Hamann : philosophe du luthéranisme incluant aussi un autre texte de Johann Georg Hamann.

Henry Corbin s'intéressait aussi au shî'isme (5), il pensait que c'était l'islâm "intégral", car les shî'ites donnent un sens ésotérique au sens littéral du Qur'ân alors que les sunnites n'acceptent aucune interprétation ésotérique des versets donnés par les Imâms. Ainsi les sunnites accordent plus d'importance au sens littéral qui est analogue à l'écorce d'une noix dont on a jeté l'amande : "... the literal sense is analogus to removing the hull of a nut, keeping the hull, and throwing away the kernel (6)." L'écorce sans l'amande n'a aucune utilité, pour connaître la réalité il faut goûter à l'amande ; un message intégral est constitué de la révélation incluant son sens ésotérique. La loi religieuse (sharî'a) est acceptée par les sunnites comme étant une expression rationnelle de la révélation, alors que la vérité (Haqîqa) est acceptée par les shî'ites comme étant le sens intérieur de la révélation ; Charles J. Adams apporte un argument intéressant expliquant pourquoi Henry Corbin pense que la révélation sans sa dimension intérieure, la sharî'a, aboutit à un "islâm incomplet" : "the esoteric meaning of Qur'ân, its sharî'a, taken without its Haqîqa, its inner dimension of meaning, results in an incomplete Islam, in failure to grasp and to live what the Qur'ân is truly all about (7)." Charles J. Adams fait un parallèle entre la loi (sharî'a) et son essence véritable (Haqîqa), ainsi il veut mettre en relief la différence entre le sunnisme et le shî'isme, il poursuit ainsi : "... man's life and reality are not in this world but on another plane which our earthly existence only symbolizes and points to as the zâhir points to the bâtin (8)." Derrière l'apparence extérieure (zâhir) du monde terrestre se cache un sens intérieur (bâtin). La révélation est actualisée chez les shî'ites par l'interprétation herméneutique de l'Imâm ; sans Imâm la gnose, la vérité quintessencielle, la Haqîqa du Livre, ne serait jamais connue. [p. 81] L'enseignement des Imâms transmet la signification intérieure préservée dans les collections des traditions compilés par al-Kulaynî, Ibn Babûya, al-Qummî, Abû Ja'far al-Tûsî etc.

Henry Corbin s'intéressait aussi à l'ismaélisme (9), il a édité le traité d'Abû Ya'qûb al-Sijistânî (m. circa 390/1000), Kashf al-majûb (le dévoilement de ce qui est caché), le traité de Jâbir ibn Hayyân (m. circa 200/815), Kitâb al-Majîd (Le livre du Glorieux), où la science des lettres (jafr) est la clef pour connaître le sens intérieur (bâtin) ; en 1953, il a fait une étude préliminaire du livre de Nâsir-i Khusraw (m. après 465/1072), Kitâb-i jâmi' al-Hikmatayn (Livre réunissant les deux Sagesses). En 1955, il a édité et commenté l'homélie (qasîda) ismaélienne d'Abû al-Haytham al-Jurjânî (IV/Xe siècle) ; il a analysé le concept du temps dans le mazdéisme et l'a comparé avec celui des Ismaéliens dans son livre Temps cyclique et la gnose ismaélienne. Avec la Trilogie ismaélienne, Henry Corbin éclairait le développement de la doctrine ismaélienne, ces textes sont : Le livre des sources d'Abû Ya'qûb al-Sijistanî, Cosmogonie et eschatologie de Sayyid-nâ al-Husayn ibn 'Alî (XIIIe siècle) et finalement les Symboles choisis de la Roseraie du mystère, un commentaire ismaélien du poème Gulshan-i Râz de Mamûd Shabistarî (après le XIVe siècle).

Charles J. Adams (10) constate qu'Henry Corbin s'est beaucoup inspiré de Shihâb al-dîn al-Suhrawardî, qui rattachait dans ses oeuvres la pensée théosophique shî'ite avec la pensée de l'ancienne Perse. Al-Suhrawardî s'inspira de cette pensée pré-islamique pour élaborer une nouvelle philosophie, il essayait d'unifier et de trouver un terrain commun entre Platon et Zoroastre. Ainsi al-Suhrawardî a établi un monde intermédiaire entre le monde des Idées et le monde sensible ; c'est dans ce monde intermédiaire que la réalité spirituelle se manifeste dans son authenticité. Dans son livre Les motifs zoroastriens dans la philosophie d'al-Suhrawardî, Henry Corbin apportait des arguments intéressants pour expliquer l'influence de la philosophie pré-islamique dans la pensée d'al-Suhrawardî. L'influence du mazdéisme dans la littérature persane était aussi analysée tout le long de ses œuvres. Il travailla en collaboration avec Paul Kraus (1904-1944) pour éditer et traduire en 1935 une autre oeuvre [p. 82] d'al-Suhrawardî d'Alep, Awâz-i parr-i Jabrâ'yî (Le bruissement de l'aile de Gabriel).

Dans son livre Avicenne et le récit visionnaire, Henry Corbin dévoile l'aspect mystique de ce grand philosophe très connu en Occident, c'est dans ce livre qu'il précise sa méthode de recherche : aller chercher sous la trame des démonstrations dialectiques et des développements impersonnels les motivations profondes de l'œuvre ; "ce processus n'est pas celui d'une identification totale à l'auteur étudié car on ne peut professer ni le thomisme, ni le scotisme, ni l'augustinisme, et cependant "valoriser" positivement ces univers théologiques et sans y établir sa propre demeure, leur réserver en soi-même une demeure (11)."

Quelques années plus tard (1958), Henry Corbin publia L'imagination créatrice dans le Soufisme d'Ibn 'Arabî, où il expose la doctrine mystique de ce grand sûfî du XII-XIIIe, dont le thème principal est l'Amour mystique. En 1964, il publia l'Histoire de la philosophie islamique, puis en 1974 la seconde partie apparut dans l'Histoire de la philosophie (Encyclopédie de la pléiade, vol. 3, pp. 1007-1188). Dans la première partie, il analyse le shî'isme aussi bien duodécimain qu'ismaélien, il passe à travers le kalâm (théologie) sunnite, la philosophie et les sciences de la nature, il décrit les grands philosophes hellénisants jusqu'à Ibn Rushd (m. 595/1198), le sûfisme, al-Suhrawardî et la philosophie des lumières et finalement la philosophie développée en Andalousie. Dans la deuxième partie, il analyse le développement de la pensée islamique depuis la mort d'Ibn Rushd jusqu'à nos jours.

Après avoir passé plus de vingt ans à rédiger son œuvre magistrale, il le rendit accessible au grand public en sept volumes entre 1971 et 1972. Selon Earle Waugh : "En islam iranien is an extraordinary religious document. In this cumulation of Henry Corbin's lifetime work in Islamic philosophy, the most striking aspect recurring again and again in his [p. 83] religious involvement and interaction with the material (12)." En 1974, il a créé l'Université de Saint-Jean de Jérusalem, qui a principalement pour objectif la recherche spirituelle comparée entre les religions du Livre. Une conférence annuelle de trois jours, se tenait à Cambrai (Abbaye de Vaucelles) et plus tard à Paris. En suivant le modèle d'Eranos, les discours étaient publiés annuellement dans les Cahiers de l'Université de Saint-Jean de Jérusalem (13). Sa principale mission était de mettre le monde shî'ite sur un même plan que l'islâm sunnite et en second lieu, il désirait ardemment démontrer que la philosophie islamique a ses lettres de noblesse et que le monde occidental ne peut plus nier cette réalité.

Comment Henry Corbin a-t-il réconcilié l'Occident et l'Orient ou plus précisément le germanisme et l'iranologie ? Il donne une réponse à cette question complexe :

Si ceux qui se posent cette question avaient une petite idée de ce que c'est le philosophe, la quête du philosophe, s'ils se représentaient que les incidents linguistiques ne sont pour un philosophe que des incidents de parcours, ne signalent que des variantes topographiques d'importance secondaire, peut-être seraient-ils moins étonnés. [...] Un philosophe mène sa quête simultanément sur plusieurs fronts, si l'on peut dire, surtout si la philosophie ne se limite pas pour lui au concept étroitement rationaliste que d'aucuns ont hérité de nos jours des philosophies du "siècle des Lumières". Loin de là ! L'enquête du philosophe doit englober un champ assez vaste pour qu'y puissent tenir la philosophie visionnaire d'un Jacob Boehme, celle d'un Ibn 'Arabî, celle d'un Swedenborg, etc., bref pour accueillir les données des Livres révélés et les expériences du monde imaginal comme autant de sources offertes à la méditation philosophique. Sinon la philosophia n'a plus rien à voir avec la Sophia. Ma formation est originellement toute philosophique, c'est pourquoi je ne suis à vrai dire ni un germaniste ni même un orientaliste, mais un philosophe poursuivant sa quête partout où l'Esprit le guide. S'il m'a guidé vers Freiburg, vers Téhéran, vers Isphahan, ces villes restent pour moi essentiellement des "cités emblématiques", les symboles d'un parcours permanent (14).

[p. 84] Henry Corbin était l'un des premiers à traduire l'œuvre de Heidegger, mais aussi le premier à introduire la philosophie islamique dans une perspective différente de ses prédécesseurs, la raison principale de cette nouvelle version était à l'origine de la méthode qu'il adopta.

Sa méthode : la phénoménologie herméneutique

Durant le pèlerinage de l'islâm shî'ite, Henry Corbin nous met immédiatement en garde contre certains cheminements dans cette quête de l'Orient :

i) Il serait inopérant de procéder du dehors à la critique des "chaînes de transmission" ; souvent cette critique y perd ses droits. La seule méthode féconde est de procéder en phénoménologue : prendre la totalité de ces traditions, vivantes depuis des siècles telles que la conscience shî'ite s'y montre à elle-même son objet.

ii) Pas de meilleure voie pour systématiser le petit nombre de thèmes pris ici en considération afin de dégager la philosophie prophétique, que de suivre ceux des auteurs shî'ites qui les ont eux-mêmes commentés (15).

Henry Corbin a voulu nous exposer ce monde de l'islâm shî'ite peu connu par l'Occident, son intention n'était pas de le vulgariser mais d'expliquer à la mesure de sa compréhension les doctrines shî'ites telles qu'elles sont, en essayant de ne pas les dénaturer sous prétexte de les rendre plus accessibles et plus acceptables.

La notion d'une phénoménologie pure a été développée, on le sait, par le philosophe allemand Edmund Husserl (1859-1938). Il s'agit étymologiquement, d'analyser quelque chose qui se montre à la conscience. Mais pour que quelque chose se montre, elle doit se montrer à quelqu'un. Un phénomène n'est pas synonyme d'objet.

Pour atteindre à la réalité d'au-delà du phénomène et par le phénomène, remarquable est la mise en place de l'épochè comme méthode vécue la "mise en parenthèse" de l'existence objective. [...] Mais pour vécue qu'elle soit, la mise en parenthèse husserlienne reste un suspens d'ordre conceptuel, à la poursuite de "la chose elle-même" qui toujours lui échappe. Car l'intentionnalité retrouvée par Husserl ne se situe jamais qu'intra-mentalement, dans le rapport transcendantal [p. 85] (au sens kantien) du sujet à son acte, du noèse au noème. Si bien cette démarche phénoménologique s'affirme comme une sorte d'aspiration inefficace à une mystique du Soi. [...] La phénoménologie de Husserl ne rencontra point l'expérience mystique (16).

Henry Corbin croyait que Martin Heidegger (1889-1976) avait découvert la solution du problème modifiant l'horizon philosophique, cela consistait à retrouver "en sa vérité originelle, le vieux mot d'ontologie (17)." Au cours du déploiement de la question portant sur la vérité de l'Être, on arrive à un dépassement de la métaphysique, signifiant : pensée de l'Être lui-même dans l'Être (... Andenken an das Sein selbst) (18).

L'influence de Heidegger, qui était un élève de Husserl, était très décisive dans la pensée de Henry Corbin, car Heidegger utilisait la phénoménologie comme méthode et la dépassa même ; il l'abolit par le mystère du langage et de la poésie (19). Dans la philosophie de Heidegger, l'expérience mystique de la Déité est possible. Pour lui, ce qu'on nomme Dieu est l'Étant (Seiende), la manifestation de l'Être (Sein) (20). Le cheminement de sa pensée ne se termine pas à l'Étant, mais il va en quête du mystère de l'Être, qui est absolu et inaccessible à la raison (21). Selon Heidegger, "la phénoménologie veut trouver l'accès aux choses mêmes (zu der Sache selbst). Elle n'y peut y parvenir qu'à travers l'expérience vécue d'une révélation, c'est-à-dire d'une élucidation par le sujet de ce qu'il a vu (22)."

La méthode d'Henry Corbin était principalement fondée sur la comparaison philosophique et la phénoménologie ; "tout n'est pas [p. 86] comparable avec tout" selon lui, il est donc nécessaire de définir le champ de la recherche comparative en termes satisfaisants (23). Il est évident que cette méthode est très exigeante, car il faut que le chercheur soit d'abord avant tout un philosophe, puis il doit disposer d'un outillage linguistique lui permettant d'aborder les textes de première main (24).

Paul Masson-Oursel, dans sa thèse de doctorat, était l'un des premiers à utiliser le concept de philosophie comparée. L'objet de sa philosophie comparée consistait "essentiellement à dégager non pas des similitudes de termes plus ou moins trompeuses, mais des analogies de rapport (de type a/b = c/d) (25)." Henry Corbin n'était pas pleinement satisfait de cette analyse, car elle est "trop tributaire de la seule perspective d'histoire de la philosophie en tant qu'histoire (26)." Il pensait qu'il ne faut pas exclure ce genre de recherches, mais il ne faut pas s'arrêter à ce stade, car elle est la première étape de la comparaison. Le but de la philosophie comparée est d'atteindre l'essence :

C'est avant tout ce qu'on appelle en allemand la Wesenschau, perception intuitive, d'une essence. [...] Les tâches que postule la perception intuitive d'une essence sont tout autres que celles que se donne l'histoire soucieuse de déterminer les causes génétiques, les courants, les influences, etc. qui se font sentir à telle ou telle date, pour en déduire certains processus, en croyant pouvoir les comparer entre eux (27).

Comme le disait Joseph de Maistre, qui s'inspirait de l'Évangile, le vrai "royaume n'est pas de ce monde", il ne convient donc pas d'établir un rapport d'analogie entre ces deux mondes mais un rapport d'homologie et de similitude (28). La notion de similitude est descriptive, phénoménologique et qualitative. Elle fait converger des éléments similaires en établissant une archée. Par exemple "la vessie natoire est [p. 87] au poisson ce que le poumon est au mammifère (29)." Selon Gilbert Durand, qui s'inspire de Henry Corbin, "la similitude c'est l'intuition (la vision imaginale par evestrum) de la scientia, c'est-à-dire de la vertu constitutive des choses [qui] [...] est le dénominateur commun de la connaissance dans le sujet connaissant comme dans le sujet connu (30)."

Pour Henry Corbin, la phénoménologie s'explicitait à l'aide de la devise grecque "sôzein ta phainomena, sauver les phénomènes, c'est-à-dire rendre compte de ce qui fonde les phénomènes tels qu'ils se montrent à ceux à qui ils se montrent (31)." Le phénomène n'est pas l'apparence d'une chose perceptible par nos sens ; s'agit-il peut-être d'une expression tangible de la vérité ? En effet, dans le cadre de la religion, le phénomène s'identifie au sacré et le sujet à l'homme croyant  : "le phénoménologue doit devenir l'hôte spirituel de ceux à qui se montre cet objet et en assumer avec eux la charge (32)."

Henry Corbin définissait le phénomène ainsi :

Le phénomène, c'est ce qui se montre, ce qui appartient et qui dans son apparition montre quelque chose qui peut se révéler en lui qu'en restant simultanément caché sous son apparence. [...] Dans les sciences philosophiques et religieuses le phénomène s'annonce dans les termes techniques où figure l'élément phanie, tiré du grec : épiphanie, théophanie, hiérophanie etc. (33).

En suivant le cheminement de Martin Heidegger dans la quête de l'Être (l'essence de l'Étant), Henry Corbin ira au-delà des préoccupations ontologiques d'Heidegger (34). Il était très surpris de constater que cette science existait dans la théosophie shî'ite dès le Xe siècle. Il mit en parallèle les terminologies correspondantes :

[p. 88] Le phénomène, le phainomenon, c'est le zâhir, l'apparent, l'extérieur, l'exotérique. Ce qui se montre dans ce zâhir, tout en s'y cachant, c'est le bâtin, l'intérieur, l'ésotérique. La phénoménologie consiste à "sauver le phénomène", sauver l'apparence, en dégageant ou dévoilant le caché qui se montre sous cette apparence. Le Logos du phénomène, la phénoménologie, c'est donc dire le caché, l'invisible présent sous le visible (35).

La recherche phénoménologique est désignée dans les vieux traités mystiques par le dévoilement de ce qui est caché (kashf al-mahjûb). Ici l'herméneutique spirituelle (ta'wîl) est fondamentale dans l'exégèse qur'ânique et jouera un rôle très important dans la théosophie shî'ite. Pour Henry Corbin, l'exégèse spirituelle devient la clef dans la compréhension du monde apparent.

Le ta'wîl c'est ramener une chose à sa source, à son archétype (tchîzî-râ bi-asl-i khwûd rasânîdan). En l'y reconduisant, on la fait passer de niveau en niveau de l'être, et par le fait même on dégage la structure d'une essence... (36).

Par structure, Henry Corbin entend le système des formes de manifestation d'une essence donnée.

Sortir de l'historicisme

Que signifie "sortir de l'historicisme" ? L'historicisme est par définition une "tendance doctrinale considérant toute connaissance, toute pensée, toute vérité, toute valeur liée à une situation historique déterminée, et préférant l'étude de leur développement plutôt que celle de leur nature propre (37)." À ce propos, Henry Corbin apportait quatre arguments principaux (38) :

1.            il ne s'agit pas de s'abstenir de faire des recherches historiques, bien au contraire c'est une des nécessités primordiales de la survie de l'humanité. Ce qu'il rejette de l'historicisme :

2.            c'est cette conception qui éclôt "avec la désorientation même de la conscience historique, et qui prétend restreindre la signification de la [p. 89] portée d'un système philosophique à l'époque qui le vit apparaître, comme si cette époque en était à elle seule l'explication."

3.            Il s'oppose à la réduction historiciste de perceptions métaphysiques ; c'est-à-dire de réduire les expériences et les événements métahistoriques et métaphysiques en événements purement empiriques. Ainsi, chez l'historien, tout événement qui n'est pas historique au sens concret de ce mot, devient un mythe et même irréel. Donc la réduction historiciste succombe au piège de la "démythologisation".

4.            La tâche d'une philosophie comparée n'est pas de concevoir ni d'ordonner des schémas chronologiques d'histoire, ni de construire une philosophie d'histoire. Ainsi la philosophie n'est pas une superstructure qui reflète simplement un état social d'un moment. Au contraire, la philosophie comparée a pour but de reformuler les idées qui constituent un ensemble d'entités qui ont une forme immuable.

Analysons plus en détail les raisons d'Henry Corbin, il ne niait pas la valeur de certains travaux d'érudition relatifs à l'islâm, ce qu'il contestait c'est l'historicisme :

Il nous arrivera de prendre position contre l'historicisme, voire de suggérer une "antihistoire". Que l'on ne nous impute aucun rejet des études historiques ! Loin de là ! Une humanité qui renoncerait aux études historiques, serait une humanité frappée d'amnésie collective. [...] Nous pourrions faire valoir aussi que s'astreindre à tirer de leur obscurité un grand nombre de manuscrits, est faire un travail authentique d'historien (39).

Il critiquait cette manie de toujours vouloir que "l'état social soit la donnée primaire, alors qu'il ne fait que découler d'une perception du monde qui devance tout état de choses empiriques." La pensée moderne, d'après lui, "s'est acharnée à enfermer toutes les issues qui pourraient déboucher sur un au-delà de ce monde (c'est cela que l'on appelle l'agnosticisme). Elle y a employé l'historicisme, la sociologie, la psychanalyse, voire la linguistique. Au lieu de sauver les phénomènes, elle les a bel et bien dissoute, engloutis, en leur refusant toute signification transcendante... (40) "

[p. 90] Ce qu'il contestait de certains historiens, c'était d'analyser des événements chronologiques en apportant seulement des raisons et des causes temporelles pour expliquer ces phénomènes ; les causes ne sont pas nécessairement temporelles ; elles peuvent être d'ordre métahistorique. Henry Corbin apportait une explication pour justifier son approche :

Le point de vue que la valorisation de nos auteurs nous interdisait ici de plein droit, c'est le point de vue "historique" au sens courant de ce mot, c'est-à-dire le point de vue qui permet de comprendre et d'interpréter une pensée ou un penseur qu'en fonction de leur moment "historique", de leur situs de la chronologie ; on s'efforce alors de les "expliquer" causalement par le temps, voire pour les réduire, causalement encore, à des "précédents", pour finalement conclure que bien entendu, "de notre temps" cette pensée est "dépassée", "démodée" etc. (41).

Les phénomènes ne s'expliquent pas uniquement par des causes temporelles mais aussi par des causes transcendantes.

Son approche philosophique l'amena à analyser l'histoire et à l'actualiser, afin de saisir l'essence des événements et non de reconstruire la chronologie de ces événements historiques. Par cette approche, Henry Corbin voulait entre autre réactualiser la pensée des penseurs shî'ites, afin que les contemporains puissent réellement saisir le fond de leur pensée. Il apportait les raisons suivantes : "On s'est efforcé ici (dans ces volumes En islam iranien) de maintenir une compréhension du " temps existentiel", telle que, aux yeux du philosophe, l'expression courante " être de son temps" prend une signification dérisoire parce qu'elle ne se réfère qu'au " temps chronologique", au temps objectif et uniforme qui est celui de tout le monde [...] elle (la tradition vivante) exige une perpétuelle renaissance et c'est cela " gnose" (42)."

Chaque philosophe pénètre dans le malakût (le monde subtil invisible, le monde de l'Âme) pour chercher le Wesenschau (perception intuitive de l'être), cette perception de l'essence n'est pas reliée aux facteurs du temps ni de l'espace, qui sont des aspects purement historiques et contingents. "Pour percevoir ces événements, il faut soi-même appartenir, d'une façon ou d'une autre, à cette histoire sacrale telle qu'elle se passe dans le malakût, c'est-à-dire à l'intérieur de l'homme (43)." Ceux [p. 91] qui sont contre cette intériorité, rejette avec vigueur ces événements particuliers à ce monde subtil (malakût) et dénient totalement cet aspect. Ces événements intérieurs ne sont pas perceptibles par nos sens, ils exigent une certaine réflexion intérieure, et même une méditation profonde.

Certains événements relatés dans les Livres sacrés (les Évangiles, la Torah, le Qur'ân, etc.) sont des événements du "monde imaginal", et donc sont d'un tout autre ordre que la bataille d'Uhud ou celle de Badr. On ne peut pas profaner par exemple le voyage céleste du Prophète, qui est plus un symbole allégorique qu'un événement historique dans son sens empirique. Ce voyage céleste du Prophète est une réalité transcendantale pour le phénoménologue, par contre ce même événement serait un mythe dans l'historicisme. La méthode adoptée par Henry Corbin n'admet pas de réduire une expérience religieuse, au contraire l'objet de sa méthode est d'expliquer à travers la phénoménologie la signification réelle de cette expérience ; comme l'expérience religieuse, où le sacré est sui generis, il doit être appréhendé à travers lui et dans lui (44).

Charles J. Adams remarque le "phénomène miroir" chez Henry Corbin, qui se manifeste par une relation très intime entre le "monde imaginal" et le monde sensible ; c'est dans le "monde imaginal" ('âlam al-mithâl) que les apparitions, qui sont à l'origine de l'expérience mystique, s'actualisent (45). Tout symbole manifesté dans le monde sensible a un symbolisé qui se trouve dans le malakût. Les événements spirituels qui se déroulent dans l'âme, ont leur réalité dans le malakût. Le phénoménologue doit travailler dans le "monde imaginal" et non dans le monde sensible, car il est à la recherche de la signification du symbole.

Dans le monde sensible où l'histoire se déroule, le temps est chronologique et c'est un système irréversible alors que dans le "monde imaginal", le temps est réversible et les événements qui étaient du passé peuvent se réactualiser. La perspective historique a aboli la ligne entre le profane et le sacré, cette sécularisation du sacré aboutit à la disparition complète des phénomènes religieux.
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Henry Corbin était-il un historien ?

Il nous a dit déjà clairement qu'il n'était ni orientaliste, ni germaniste ; il était avant tout un philosophe en quête de la Vérité. Par définition, un orientaliste est une : "personne qui est versée dans la connaissance des langues, de l'histoire et de la littérature orientale (46)." Bien que ses oeuvres contiennent des informations historiques, on ne peut les considérer comme "historiques". En réalité, pour lui l'histoire est le récit apparent d'événements successifs comme la description de la topographie de la croûte terrestre. Elle représente l'écorce de l'amande et ce qui l'intéresse c'est l'amande, l'essence de l'histoire, ou par excellence l'historiosophie qui "ne saurait se passer de la métaphysique, parce que le phénomène de ce monde, si l'on ignore ou exclut le sens caché, ésotérique, se réduit à celui d'un cadavre (47)."

Il devient de plus en plus évident que l'approche d'Henry Corbin des documents spirituels (mythes, symboles, théophanies, rites et systèmes théologiques) est celle d'un philosophe et d'un chercheur intrépide. On peut très bien être en accord ou bien être en désaccord avec ses présuppositions et ses investigations herméneutiques qui font partie de sa méthode. Mircea Éliade affirmait qu'Henry Corbin avait continuellement critiqué les orientalistes, les sociologues et les historiens de la culture, à cause des limitations et de la réduction de leur méthode (48).

Quelques auteurs en analysant l'œuvre d'Henry Corbin n'appréciaient pas son analyse historique. Hamid Algar dans son article "The study of Islam : The work of Henry Corbin" critique l'approche d'Henry Corbin par rapport à certains penseurs musulmans :

For in seeking to emphasize the undoubted visionary and theosophic element present in the thought of both Avicenna and Mullâ Sadrâ, he ran the risk of underestimating the rational core of their systems. In the introduction to his careful study of Mullâ Sadrâ, Fazlur Rahman addresses this problem, with [p. 93] obvious reference to Corbin. Rejecting Corbin's thesis of a substantial illuminationist or ?fî element in the work of Sadrâ, he points out that inward experience had for Sadrâ and others of his school the function not of producing new thought-content, but rather of bestowing on thought-content intellectually attained the quality of personal experience. We have here the first of many indications that the personal proclivities of Corbin colored as well as illumined the topic discussed (49).

Nous constatons que Hamid Algar se fie pleinement et uniquement à l'œuvre de Fazlur Rahman et à son interprétation. Il est évident que Fazlur Rahman ne sera jamais d'accord avec Henry Corbin, pour la simple raison qu'Henry Corbin donne une version mystique alors que Fazlur Rahman donne une version plus rationnelle ; cette différence est due principalement à deux formations intellectuelles totalement différentes. Il est évident que ces deux versions sont complémentaires, car toutes deux approchent Mullâ Sadrâ sous différentes perspectives. Concernant les critiques historiques, Hamid Algar apporte quelques éléments intéressants, car Henry Corbin n'élabora pas avec beaucoup de rigueur cet aspect historique, mais il ne le négligea pas complètement. Comme Henry Corbin était plus un philosophe, son but n'était pas de faire une analyse systématique et compréhensive des phénomènes historiques, comme un historien de la religion ou un orientaliste l'aurait faite (50).

Hamid Algar critique sa méthode :

"As remarkable and idiosyncratic as the content of Corbin's work was the methodology he espoused. Disdaining not only historicism but history, he claimed to be a strict phenomenologist, concerned only with the religious phenomenon as an autonomous, almost unattached, reality. [...] The religious fact exists not only in the soul of the believer, but also on the historical plane, conditioning and being conditioned by it ; to ignore the interaction between the religions and historical fact is surely an avoidable impoverishment of our understanding of religion (51)."

Il semble que Hamid Algar n'a pas lu le livre d'Henry Corbin Philosophie iranienne et philosophie comparée où il énonce avec plus de clarté sa [p. 94] méthode, il ne renonce pas complètement aux études historiques, au contraire il affirme qu'"une humanité qui renoncerait à connaître et approfondir son histoire, serait une humanité amnésique (52)..." Ce n'est pas l'objet de ce travail d'analyser une à une les critiques de Hamid Algar ; certaines critiques concernant l'aspect historique sont très pertinentes, par contre d'autres semblent être beaucoup plus d'ordre apologétique. Sa conclusion semble être un peu exagérée :

Like Massignon before him, Corbin can be said to have attempted a selective appropriation of Islam by rearranging its component elements in a pattern that he felt to be congenial, personally satisfying, and, therefore, true. His entreprise was a rarified and idiosyncratic form of spiritual colonialism (53).

Devant une critique aussi excessive, le silence est la meilleure réponse. Que peut-on dire et que dira-t-on de son influence et de son oeuvre ? Henry Corbin était très apprécié par ses disciples. Présentement ses oeuvres sont incontestablement réputées et il est toujours une autorité dans le shî'isme, même que plusieurs de ses livres ont été et continueront à être traduits en anglais pour les rendre accessibles.

Conclusion

L'approche d'Henry Corbin conçoit que les choses de l'univers ont une signification inaccessible par la pensée directe. Elle est herméneutique et gnostique cherchant à percer le secret. La réalité sensible et spirituelle a plusieurs niveaux, les Écritures saintes ont de multiples degrés de signification. Sa vision du monde, inspirée de l'islâm shî'ite, invite à comprendre que "l'effet n'est pas supérieur à la cause, le conséquent n'est pas supérieur à l'antécédent" (54). Il faut renverser la vision de l'histoire objective et linéaire occidental.

Comme le remarque excellemment Corbin, des événements qui pourraient passer pour des procès chronologiques (les Prophéties, le Sceau des Prophètes : Muhammad (m. 11/632), le Mainteneur du Livre : l'Imâm) sont en réalité des [p. 95] approfondissements, un retour aux sources absolument synchroniques puisque la Lumière Muhammadienne surplombe le temps de l'histoire et les chronologies de l'évolution. Le Sceau des Prophètes, tout comme son successeur le premier Imâm, 'Alî ibn Abî Tâlib (m. 40/661), peuvent dire qu'ils étaient déjà "en fonction" alors qu'"Adam était encore entre l'eau et l'argile (55)"

Chaque Prophète devient le lieu d'apparition (mazhar) partiel de la Réalité prophétique éternelle. L'histoire exotérique de la Prophétie ne peut se comprendre que par l'herméneutique, car chaque phase de la Prophétie est une reconduction (ta'wîl). Le temps horizontal physique ne se justifie que par le temps vertical spirituel de l'âme.

Nous allons conclure avec Charles-Henri de Fouchécour (56), qu'Henry Corbin avait une personnalité exceptionnelle et restera dans l'esprit de ses collègues comme étant le défricheur intrépide, taillant parmi les manuscrits arabes et persans sa route, ouvrant aux autres des champs illimités en philosophie islamique. Henry Corbin a-t-il réellement bouleversé, par son oeuvre monumentale, notre connaissance du monde musulman et de l'islâm shî'ite ? Cette question restera toujours sans réponse, mais il est possible de dire que sa contribution sera appréciée par les spécialistes qui usent de l'œil de l'âme et non celui du corps.

Notes:

1. Cet article était initialement un travail de session que monsieur Ali Alibay avait soumis au professeur Charles J. Adams dans son cours intitulé Religionswissenschaft en 1987 à l'Université McGill. Charles J. Adams avait grandement apprécié cette recherche et l'avait distribuée à l'ensemble de la classe. Madame Diane Steigerwald a contribué à améliorer cette recherche en développant certains aspects intéressants pour améliorer la compréhension de l'article.

2. Platon, République, 497c ; 527d-e ; Théétète, 155e ; Sophiste, 246a-c ; Phèdre, 247c, cet extrait est une reformulation citée par Charles Werner dans son livre La philosophie grecque, Paris, Payot, 1979, p. 77.

3. Jean-Louis Vieillard-Baron, " Henry Corbin (1903-1978) ", Les études philosophiques (janvier-mars 1980), p. 74-75.

4. Charles-Henri De Fouchécour, " Henry Corbin (1903-1978) ", Journal asiatique, 267 (1979), p. 231.

5. Les shî'ites se distinguent des sunnites par leur croyance ferme que le Prophète Muhammad a désigné explicitement (nass jalî) son cousin et gendre 'Alî comme premier Imâm (Guide divin) et sa descendance comme Guides privilégiés de la communauté.

6. Charles J. Adams, " The Hermeneutics of Henry Corbin ", dans Approaches to Islam édité par Richard C. Martin, Tuscon, The University of Arizona Press, 1985, p. 138.

7. ibid., p. 144.

8. ibid., p. 138.

9. Les shî'ites se regroupent principalement en deux branches : les duodécimains et les Ismaéliens. Les shî'ites duodécimains et les Ismaéliens suivent la même lignée d'Imâms jusqu'à Ja'far al-Sâdiq (m. 147/765). Après l'Imâm Ja'far al-Sâdiq, une scission survient : les duodécimains suivent la lignée de Mûsâ al-Kâzim (m. 183/799) alors que les Ismaéliens suivent la lignée d'Ismâ'îl (m. circa 158/775).

10. Charles J. Adams, " The Hermeneutics of Henry Corbin ", p. 135.

11. Henry Corbin, Avicenne et le récit visionnaire, Téhéran-Paris, Bibliothèque iranienne, 1954, T. IV et T. V, p. 4, 10.

12. Earle Waugh, compte-rendu En islam iranien d'Henry Corbin, dans History of religion, vol. 14ii (1974), p. 322.

13. Les Cahiers de Saint-Jean de Jérusalem sont publiés par Berg International, Paris ; le premier tome a paru en 1974.

14. Henry Corbin, " De Heidegger à Sohravardî ", entretien avec Phi1ippe Némo dans L'Herne de Henry Corbin, édité par Christian Jambet, Paris, Éditions L'Herne, 1981, p. 23-24.

15. Henry Corbin, Histoire de la philosophie islamique, Paris, Éditions Gallimard, 1986, p. 66.

16. Louis Gardet, Études de philosophie et de mystique comparées, Paris, Éditions J. Vrin, 1972, p. 260.

17. Henry Corbin, Avant-propos de la traduction du livre de Martin Heidegger, Qu'est-ce que la métaphysique ? dans Question I, Paris, Éditions Gallimard, 1968, p. 19.

18. Martin Heidegger, Qu'est-ce que la métaphysique ?, pp. 26-27.

19. Louis Gardet, Études de philosophie et de mystique comparées, p. 267.

20. ibid., p. 267.

21. ibid., p. 267.

22. Michel Meslin, Pour une science des religions, Paris, Éditions du Seuil, 1973, p. 141.

23. Henry Corbin, Philosophie iranienne et philosophie comparée, Téhéran, Académie impériale de philosophie, 1977, p. 21.

24. ibid., p. 21.

25. ibid., p. 22.

26. ibid., p. 22.

27. ibid., p. 22.

28. Joseph de Maistre, Soirées de Saint-Petersbourg, Paris, Librairie grecque, latine et française, 1821, Xe entretien.

29. Gilbert Durand, Science de l'homme et tradition " Le nouvel esprit anthropologique ", Paris, Albin Michel, 1996, p. 162.

30. Gilbert Durand, Science de l'homme et tradition " Le nouvel esprit anthropologique ", p. 167.

31. Henry Corbin, Histoire de la philosophie islamique, p. 382.

32. Henry Corbin, En islam iranien, T. II, Paris, Éditions Gallimard, 1971-72, p. ii.

33. Henry Corbin, Philosophie iranienne et philosophie comparée, p. 22-23.

34. Daryush Shayegan, Henry Corbin : La topographie spirituelle de l'islam iranien, Paris, La Différence, 1990, p. 41.

35. ibid., p. 23.

36. ibid., p. 23.

37. Dictionnaire actuel de la langue française, Paris, Éditions Flammarion, 1985, p. 552.

38. Henry Corbin, Philosophie iranienne et philosophie comparée, p. 29-34.

39. Henry Corbin, En islam iranien, T. I, p. xvi.

40. Henry Corbin, Philosophie iranienne et philosophie comparée, pp. 29-30.

41. Henry Corbin, En islam iranien, T. I, p. xvi.

42. ibid., pp. xvi-xvii.

43. Henry Corbin, Philosophie iranienne et philosophie comparée, p. 32.

44. Charles J. Adams, " The Hermeneutics of Henry Corbin ", p. 146.

45. ibid., p. 145.

46. Dictionnaire actuel de la langue, p. 798.

47. Henry Corbin, " Pour le concept de philosophie irano-islamique ", Revue philosophique de la France et de l'Étranger, 164 (1974), p. 13.

48. Mircea Éliade, " Some Notes on Theosophia perenis ", History of religions, T. XIXii (1979), p. 173.

49. Hamid Algar, " The study of Islam : The Work of Henry Corbin ", Religious Studies Review, T. VIii (1980), p. 97 ; voir aussi Fazlur Rahman, The Philosophy of Mulla Sadra, Albany, State University of New York Press, 1975, pp. 3-4.

50. Charles J. Adams, " The Hermeneutics af Henry Corbin ", p. 137.

51. Hamid Algar, " The Study of Islam : The Work of Henry Corbin ", p. 90.

52. Henry Corbin, Philosophie iranienne et philosophie comparées, p. 29.

53. Hamid Algar, " The Study of Islam : The Work of Henry Corbin ", p. 91.

54. Gilbert Durand commente le point de vue d'Henry Corbin dans Science de l'homme et tradition " Le nouvel esprit anthropologique ", p. 103.

55. Henry Corbin, Histoire de la philosophie islamique, Paris, Gallimard, 1964, pp. 65-67 ; cf. Diane Steigerwald compte-rendu de Science de l'homme et tradition " Le nouvel esprit anthropologique " de Gilbert Durand dans Religiologiques (à paraître en 1998).

56. Charles-Henri De Fauchécour, " Henri Corbin (1903-1978) ", p. 236, 231.