Bulletin Critique des Annales Islamologiques
vol. 15 (1999): 79-81.
[p. 79]
Diane
STEIGERWALD, La pensée philosophique et
théologique de Shahrastânî (m. 548/1153), Les Presses de l’Université
Laval, [Canada], 1997, 15 x 23 cm, VIII + 381 p.
Le premier chapitre,
« Introduction », présente très clairement le plan (p. 17, puis
20-22). Après un chapitre II sur la vie et les œuvres d’Abû al-Fath
al-Shahrastânî, les chapitres III à VI étudient quatre grands thèmes ou axes de
sa pensée, en la présentant chaque fois par rapport à ses trois
« pôles » : l’ash‘arisme, l’avicennisme, l’ismaélisme. De nombreuses
citations, parfois longues, sont faites dans le texte arabe (ou persan pour le Majlis) et en traduction. L’annotation
très abondante consiste essentiellement en références aux sources et aux
études.
Le chap.
III traite de « La conception de la Déité chez Shahrastânî ». Le mot
« Déité » semble nous renvoyer à des spéculations rhénanes.
Fussent-elles apparentées aux vues de notre auteur, le mot n’est certainement
pas admissible pour traduire Allâh, qu’il
rend constamment. Le Dieu dont on parle est celui du Livre, sans cesse invoqué
à son sujet, et le refus éventuel d’en discuter ne signifie pas, au contraire,
que Shahrastânî prenne ses distances à l’égard du vocabulaire coranique. Quoi
qu’il en soit de ce point, relevons les pages 107-112 sur la division de l’être
et la critique d’Avicenne par Shahrastânî à ce sujet. Quant à
« l’ismaélisme » l’auteur étudie ensuite, trop brièvement sans doute,
la distinction capitale entre l’Ordre et la création. À juste titre, Mme
Steigerwald estime que, pour Abû al-Fath, al-amr
est distinct d’al-‘aql. La chose
est très claire, pouvons-nous dire, dans les Mafâtîh al-asrar, 47b/19-23 et 121a/5-7: l’Intellect Premier est la
première créature, il est subordonné à l’Ordre. Au passage, il faut [p. 80] corriger la note 189 (p. 144) et lire:
« Ainsi, les mots qadim et muhdath (ab aeterno et advenu) sont bien
connus de la masse. » L’absence de parenthèses attribuerait à Nâsir-i
Khosrow la paternité du hudûth intemporel,
cher à Mîr Dâmâd et à Henry Corbin! Après avoir cité Nihâya, 316 où les « Paroles » et les
« lettres » sont déjà
affirmées éternelles, l’auteur utilise, p. 126 sqq., un intéressant passage du Majlis où les théologiens (dont nommément
les ash‘arites) sont sévèrement critiqués.
Le chap.
IV, « Cosmologie et création », prolonge les analyses amorcées au
chapitre précédent. Le texte du Majlis cité
p. 176 a son équivalent arabe dans Milal,
50 (= Livre t. I, 168). Le
mot sulâla n’y signifie pas
« essence », mais « descendance » de la Prophétie, et c’est
de fait un khabar de Ja‘far al-Sâdiq
d’après Mafâtîh, 111a/9 sqq., 38b/20
et 59b/22 sqq. Autre parallèle: du Majlis
cité en 172, avec le Livre, t.
II, 131. Mais plus important est le passage de Majlis, N.Ed., 103, cité et traduit p. 173 (puis à nouveau p. 213
sq.), sur les cycles et les phases. Il développe trois idées. La première, est
qu’un ange préside à chaque cycle de la croissance humaine, depuis le sperme
jusqu’à cette « autre création » annoncée par le Coran. La deuxième
caractérise les six grands prophètes, d’Adam à Muhammad, par leurs rôles dans
le processus de révélation: on en trouve un parallèle étroit en Milal, 49 (Livre, t. I, 167). Quant à la troisième idée, c’est le parallèle
entre les phases (atwâr) de la
création humaine et les cycles (adwâr) de
l’Ordre divin: parallèle longuement détaillé en Mafâtîh, 243a/19-243b/10 et 431b/9-432a/6 (et déjà présent dans la Nihâya, citée p. 198 sq.).
Dans le
chap. V, « Nubuwwa », le développement souffre d’une certaine
confusion due au désir de présenter tous les points de vue dans chacune des
trois sections. De très grand intérêt sont pourtant les p. 217-226 sur le
Khidr, mystérieux interlocuteur de Moïse en Coran 18,61-82. Mme
Steigerwald montre que ce personnage était, dans l’ismaélisme nizârite, le type
du Hujja, plus tard considéré comme Qâ’im et supérieur au Prophète de chaque
cycle (cf. aussi F. Daftary, The Ismâ‘îlîs, Cambridge 1990, 394). Cette
doctrine explique l’étonnante parole du Khidr à Moïse: « Je suis le Maître
de l’achevé (Hâkim-i mafrûgh) et tu
es le Maître de l’inchoatif » (Majlis,
125; cf. ici, 221). L’achevé correspond à « l’univers de la
Résurrection » (Mafâtîh 58b/14),
et le Maître de l’achevé du Majlis est
identique au « Maître de la Résurrection (Hâkim al-qiyâma » de Mafâtîh,
184b/23: à savoir, sans doute, la personne trans-temporelle de ‘Alî (cf.
Daftary, loc. cit.).
Le chap. VI
porte sur l’imâmat. À la différence des autres, et faute de matière, il n’a pas
de section sur la philosophie avicennienne. Bonnes pages 248 sq., sur la
désignation de l’imâm dans la Nihâya et
les Milal. En 258 sq., le parallèle
entre le développement naturel de l’homme et son développement spirituel doit
être comparé à la gradation heptadique des étapes et des caractères qu’on
trouve en Mafâtîh, 59b. En 262 sqq.,
trois textes du Majlis sont
manifestement shî‘ites. Mais nous restons sceptique sur l’interprétation (268
sqq., sur Milal, 486 et 1240) de la
Lumière transmise par les fils d’Ismaël comme étant la Lumière de l’imâmat : il
semble clair (en Milal, 498 sq. et
1242) que cette lignée d’Ismaël est affirmée pour expliquer le transfert de la nubuwwa de Jésus à Muhammad; il est vrai
pourtant, qu’il faut tenir compte de Mafâtîh,
241a/1 sqq. et 260b/8 sq. Le lecteur du commentaire coranique de
Shahrastânî complétera ce chapitre par une considération capitale: le
hanîfisme, sans lequel il n’y a pas de vrai tawhîd,
[p. 81] implique une hiérarchie précise des
hommes, et reconnaît en eux l’individualisation (tashkhîs) des lettres et
noms suprêmes.
Ces notations auront suffit à faire comprendre que
nous avons ici un ouvrage des plus utiles. Par la clarté de son plan, par ses
abondantes citations et traductions du Majlis
persan, mais aussi de nombreux auteurs ismaéliens antérieurs (comme Abû
Ishâq-i Quhistânî* ou Abû Ya‘qûb al-Sijistânî),
par la bibliographie quasi exhaustive et par l’excellent index général qui
l’achèvent, il s’impose désormais, comme livre de référence pour toute étude de
Shahrastânî.
Quelques faiblesses structurelles
l’empêchent néanmoins d’être un ouvrage complet sur notre auteur. D’abord, les
quatre thèmes ou axes principaux retenus laissent échapper au moins deux vastes
ensembles de questions: d’une part les actes humains et la justice de Dieu, et
de l’autre le retour à Dieu (ma‘âd) et l’eschatologie. Ensuite, le
troisième « pôle » de la pensée shahrastânienne, est à coup sûr bien
exploré dans le Majlis persan (et
c’est un gros progrès accompli), mais cet opuscule est dépassé de loin en
étendue, en puissance et en netteté par les Mafâtîh,
visiblement peu exploités. Plus fondamentalement, la méthode même de
l’ouvrage est contestable. Les trois pôles partout affirmés sont-ils vraiment
pour l’auteur des Milal « les
différentes tendances qui façonnent sa pensée » (p. l4)? Nous n’en pensons
rien pour notre part, et estimons que le titre même du livre induit en erreur. La pensée philosophique et théologique, qu’est-ce
à dire? La pensée de Shahrastânî n’est pas philosophique, elle est anti-philosophique.
M. Madelung l’a montré quant à Avicenne. Les Mafâtîh l’expriment sans détour: « Iblîs parle la langue des
philosophes » (121b/14 sq.; cf. 110b/7, etc.). La pensée de Shahrastânî n’est pas non plus
théologique, mais anti-théologique, comme on l’a déjà vu. Mme Steigerwald le
sait (291 sq. etc.), mais n’ose pas sortir complètement des idées reçues. On
n’a pas manqué de noter que les trois pôles affichés sont réduits à deux termes
dans le titre. Quelle est la pièce manquante? C’est la pièce maîtresse, la
propre pensée du confident de Sanjar. À savoir l’élaboration d’une doctrine
toute traditionnelle, étroitement reliée au Coran et appuyée dans le
commentaire du Livre sur une quarantaine de khabars
shî‘ites. Le mot de la fin doit revenir au professeur Landolt (dans sa
préface, p. vu) : « Que l’auteur du Livre
des religions et des sectes ait été en fait lui-même secrètement et
profondément ismaélien, tout en passant pour un théologien sunnite, c’est là
une conclusion qui se dégage des travaux entrepris depuis quelque temps par les
spécialistes, même si certains s’obstinent encore à l’ignorer. »
Guy MONNOT
(EPHE, Paris)
* [Abû Ishâq-i Quhitânî est mort en
904/1448, il ne peut être antérieur à Shahrastânî. Commentaire de Diane
Steigerwald]