La foi (îmân) et l'intellect (`aql)

Dans la tradition shî`ite

par Dr Diane Steigerwald

 

 

Nous allons chercher à examiner les caractéristiques essentielles de la foi principalement chez les shî`ites. Examinons d'abord comment la foi est décrite dans quelques versets du Qur'ân et quelques traditions du Prophète Muhammad.

Le Qur'ân décrit la proclamation de la foi de l'être humain dans la prééternité (azal). Un grand pacte (mîthâq) a été conclu entre Dieu et la descendance abrahamique. " Quand ton Seigneur tira une descendance des reins des fils d'Adam, il les fit témoigner contre eux-mêmes : " Ne suis-Je pas votre Seigneur ? " Ils dirent : " Oui, nous en témoignons ! (VII : 172) " " Le Qur'ân décrit le croyant (mu'min) comme celui qui suit le droit chemin et qui librement croit en Dieu et bénéficie de la Lumière divine. " Pas de contrainte (ikrâh) en religion ! La voie droite se distingue de l'erreur. Celui [...] qui croit en Dieu, a saisi l'anse la plus solide. [...] Dieu est le Maître des croyants : il les fait sortir des ténèbres vers la Lumière (II : 256-257). " Une tradition prophétique explique que celui qui détient la véritable foi aperçoit les choses avec la Lumière divine. Celui qui n'a pas de foi est perdu (CIII : 1-3) et ses œuvres sont sans valeur. " Les actions de quiconque rejette la foi, sont vaines et, dans la vie future, il sera au nombre des perdants (V : 5). " Parmi les piliers de la foi islamique, il faut croire en Dieu, aux anges, aux Livres sacrés, aux Prophètes et au Jour dernier (cf. Qur'ân II : 136).

Le mot arabe îmân (foi) dérive de l'hébreu 'êmûnâh (foi) qui signifie aussi vérité. Le Qur'ân distingue le niveau spirituel du croyant qui a la foi (îmân) du simple musulman (muslim) qui accepte l'islâm. " Vous n'avez pas l'îmân (foi), dites plutôt que vous avez l'islâm : l'îmân n'a pas encore pénétré dans vos cœurs. " Une tradition célèbre du Prophète distingue les niveaux de l'islâm (soumission), de l'îmân (foi) et de l'ihsân (bienfaisance). L'ange Gabriel aurait interrogé le Prophète : " Qu'est-ce que l'îmân ? — C'est croire en Allâh, en ses anges, en ses Écritures, en ses Envoyés, en le Jour dernier, en la prédestination, bien ou mal. — Et l'islâm ? — C'est prononcer la profession de foi, célébrer la prière, payer l'aumône légale, faire le pèlerinage (hajj) de la maison, jeûner (ramadân). — Et qu'est l'ihsân ? — C'est servir Allâh comme si on le voyait, car Lui nous voit. "

Comme la Genèse (12, 4 ; 15, 6 ; 17, 3), le Qur'ân (XVI : 120-123) décrit Abraham comme le modèle des croyants représentant vraiment tout un peuple. Reconnaissant envers Dieu, il avait une foi inébranlable en Dieu, il a même accepté de sacrifier son fils (Ismaël pour les musulmans). Dans le Qur'ân (cf. XVI : 106 ; XLIX : 7 ) le siège de la foi est le cœur (qalb). La foi est aussi, comme dans le christianisme, décrite comme un don de Dieu (cf. XLVIII : 4).

(LVIII : 22) : Dieu a inscrit la foi dans leurs cœurs et Il les a fortifiés par un Esprit émanant de Lui. [...] Il les fera entrer dans des jardins où coulent les ruisseaux. Ils y demeureront immortels. [...] Tels sont les partisans de Dieu.

Des traditions du Prophète décrivent le cœur du fidèle comme le Trône (`Arsh) de Dieu. Les fidèles n'agissent que pour contempler la Face (Wajh) de Dieu. (LXXVI : 9) : " Nous ne nous donnons que pour la Face d'Allâh. " Il faut rechercher leurs compagnies (XVIII : 28) : " Reste en la compagnie de ceux qui, matin et soir, invoquent leur Seigneur en désirant sa Face. Que tes yeux ne se détachent pas d'eux en convoitant le clinquant de la vie de ce monde ! "

Le fidèle ne s'attache pas aux biens de ce monde et sa vie est remplie d'épreuves. Une tradition du Prophète relate que : " le croyant est semblable à un champ de céréales que le vent ne cesse de coucher : l'épreuve ne cesse de frapper le croyant. L'hypocrite est semblable au cèdre (arz) qui reste inébranlable jusqu'à ce qu'il soit jugé bon à être coupé. " Le croyant accepte l'adversité avec patience, il sait que les épreuves sont pour son bien. Le Prophète met en relief l'attitude du croyant face à la vie : " Merveille que la situation du croyant ! Tout pour lui est un bien ! Personne n'est dans ce cas, excepté le croyant. Est-il touché par la joie ? Il rend grâces, et c'est un bien. Est-il touché par un malheur ? Il le supporte avec patience, et c'est un bien. "

Le Prophète disait que " la foi est nue ; la crainte de Dieu est son vêtement ; la pudeur son ornement ; la science son fruit. " Aux yeux de Dieu, l'être humain le plus noble est celui qui craint le plus (XLIX : 13). La crainte révérencielle (taqwâ) ne signifie pas avoir peur de Dieu (cf. 1 Jn IV, 18), c'est une attitude d'esprit respectueuse permettant d'accueillir la présence divine dans son cœur. La crainte révérencielle est aussi le vêtement de la foi. Le croyant qui vit une expérience mystique avec son Seigneur évite de décrire cette expérience indescriptible à ceux qui ne l'ont pas vécue. Il désire préserver l'intimité de sa vision mystique et s'il décrit son expérience, il utilisera des symboles et des métaphores pour voiler sa foi et ses convictions.

Le croyant est celui qui évite de commettre des péchés et demande souvent pardon à Dieu pour ses erreurs. Son cœur est donc pur. Une tradition met en relief la notion de pureté du cœur : " La pureté (tuhûr) est la moitié de la foi (îmân) [et la formule] " Louange à Allâh " (al-Hamdu li-llâh) remplit la balance. " Le cœur pur du croyant est constamment orienté vers la pensée de Dieu. Le croyant est celui qui aime les autres autant que lui-même. Le Prophète confirme : " Aucun de vous n'est croyant tant qu'il ne désire pas pour son frère ce qu'il désire pour lui-même. "

Le fondement de l'islâm est la foi en un Dieu unique. Il repose sur " Lâ ilâha illâ Allâh, Point de divinité si ce n'est Dieu ". L'acceptation de cette affirmation distingue le croyant de l'incroyant. Le croyant sait que Dieu connaît toute chose, il observe ses Commandements puisqu'il croit au Jour du jugement aussi appelé le Jour de la foi. Le croyant est humble, honnête et vertueux. Il n'est jamais abattu ou découragé, car sa foi lui donne persévérance et détermination. Il est prêt à faire face à l'adversité par son courage. Il sait que le succès ou l'échec dépend de la grâce de Dieu et que le devoir de l'être humain est de lutter loyalement.

Les shî`ites se fondent sur l'enseignement des Imâms (Guides divins), les descendants directs du Prophète pour comprendre la foi. Les Imâms sont les détenteurs de la Science infuse (`Ilm ladunî) chargés de guider les fidèles dans leur vie matérielle et spirituelle. Le premier Imâm `Alî (m. 40/661) avait le titre de Prince des croyants (Amîr al-mu'minîn). Les maximes qui lui sont attribuées décrivent l'islâm comme une foi de l'intellect. L'intellect est une facette de la foi qui va de pair avec la Sagesse, Dieu n'accepte pas l'une sans l'autre. `Alî aurait rapporté une tradition prophétique : " L'intellect (`aql) dans le cœur est à l'exemple de la lampe au centre de la maison. " L'intellect (`aql) est le guide intérieur du croyant qui a pour objet l'annihilation (fanâ') dans l'océan divin. Le premier créé est le premier Intellect (`Aql) (i.e. la Lumière préexistentielle). L'Imâm Muhammad al-Bâqir (m. 114/732) disait que " la Lumière de l'Imâm dans les cœurs des croyants fidèles est plus éclatante que celle de l'astre lumineux du jour. "

L'Imâm `Alî expliquait que " l'islâm est la profession (iqrâr) alors que la foi (îmân) est [à la fois] la profession et la Gnose (Ma`rifa). Lorsque Dieu donne la connaissance (`arrafa) [à un homme] concernant Lui-même, son Prophète (Nabî) et son Imâm — puis par la suite [cet homme] professe sa foi dans cela — il est un croyant (mu'min). " L'adhésion à l'islâm est un bienfait (mann) gratifié par Dieu aux musulmans. Les musulmans qui n'ont pas reçu le don (Minna) de la Gnose doivent suivre l'enseignement des gens de la réminiscence (ahl al-dhikr) qui sont les Imâms.

L'Imâm Muhammad al-Bâqir affirmait que celui qui a la foi peut voir Dieu. Un disciple lui posa une question : " Ô Abû Ja`far, qu'adores-tu ? — [J'adore] Dieu le Très-Haut — Est-ce que tu L'as vu ? — Il ne peut être vu par le regard des yeux, mais les cœurs peuvent Le voir par les réalités de la foi. "

L'Imâm Ja`far al-Sâdiq (m. 147/765) expliquait que la foi se manifeste par des prédispositions propres à la personne : la profession par la parole (qawl), l'intention (niyya) et l'action (`amal). La profession par la parole ne suffit pas, il faut croire avec conviction tout en ayant une bonne intention. Il faut aussi agir selon ses principes. Ja`far al-Sâdiq poursuit : " La foi en Dieu est la plus élevée des actions en degré, la plus digne en statut, la plus splendide en mérite ". Il y a des échelons (darajât), des niveaux (tabaqât) et des degrés (manâzil) dans la foi. La foi peut devenir parfaite (tâmm) ou elle peut être imparfaite (nâqis). La foi peut donc s'accroître ou décroître.

Selon Ja`far al-Sâdiq, pour accroître sa foi il faut se référer au Qur'ân qui donne une réponse (IX : 124-125) : " Certains disent quand un sûra (chapitre du Qur'ân) est révélé : " Quelle est celui d'entre vous dont il augmente la foi ? " Elle augmente la foi de ceux qui croient et ils se réjouissent. Elle ajoute une souillure à la souillure de ceux dont les cœurs sont malades et ils meurent incrédules. " Ja`far al-Sâdiq distingue le simple musulman du croyant : " L'islâm consiste en ces aspects extérieurs auxquels adhèrent les gens (al-islâm huwa al-zâhir alladhî `alayhi al-nâs) les deux témoignages concernant l'Unicité de Dieu et la mission prophétique de Muhammad, la prière, l'aumône, le pèlerinage à la Mecque et le jeûne du mois de ramadân. Or, la foi est, en plus de tout cela, la connaissance de notre Gnose (Ma`rifa). " Le croyant est celui qui est initié aux secrets ésotériques à travers l'enseignement des Imâms.

Selon le duodécimain Ibn Babawayh (m. 381/991), la foi (îmân) consiste à faire la profession, à croire dans son cœur et à passer à l'action. La foi s'accroît ou décroît selon les œuvres accomplies. Chaque croyant est musulman, mais chaque musulman n'est pas nécessairement un croyant. L'être humain qui commet des péchés graves n'est plus un croyant bien qu'il garde le nom de musulman. S'il se repent sincèrement, il redevient un croyant.

Pour le duodécimain shaykh al-Mufîd (m. 413/1022), l'être humain qui commet de graves péchés est un musulman mais n'est pas un croyant. Sa position se distingue des mu`tazilites qui affirment que le pécheur n'est pas un musulman et ni un croyant. Elle diffère aussi du murji'isme qui prétend qu'il est à la fois un musulman et un croyant. Shaykh al-Mufîd affirme : " à propos d'une portion du territoire d'islâm où se sont répandues les lois religieuses (sharâ'i`), mais non la croyance à l'Imâma des membres de la Famille (Âl) de Muhammad que c'est un territoire d'islâm et non un territoire de foi, tandis que toute portion du territoire d'islâm — que ses occupants soient nombreux ou peu nombreux — où seront répandues les lois religieuses et la croyance à l'Imâma des membres de la Famille de Muhammad est un territoire d'islâm et de foi. " Les shî`ites sont donc, pour Shaykh al-Mufîd, les vrais croyants.

Celui qui recherche la connaissance renaît à la vie et ressuscite spirituellement. Cette renaissance ouvre un nouvel horizon pour le croyant qui a une vie orientée vers un objectif particulier ; de plus, il a conscience qu'il doit nourrir son âme, source de vie éternelle. Cette notion de Lumière est très chère aux shî`ites, pour l'Ismaélien fâtimide, Nâsir-i Khusraw (m. après 465/1072), la foi est une Lumière.

Savoir que la Lumière (Nûr), en réalité, est la foi (îmân) ; que doutes et ténèbres, sans conteste, sont synonymes d'ignorance et d'égarement, tels sont les signes par lesquels se distinguent les adeptes de la maison du Prophète (ahl al-bayt), que la paix soit sur lui ! Dieu dit sous forme de question (VI : 122) : " Celui qui était mort, que nous avons ressuscité et à qui nous avons remis une Lumière pour se diriger au milieu des hommes, est-il semblable à celui qui est dans les ténèbres d'où il ne sortira pas ? Ainsi, les actions des incrédules sont revêtues d'apparences belles et trompeuses. " Il appert de ce verset que les croyants sont les vivants et qu'au milieu des hommes ils se dirigent à la Lumière de la science (`ilm).

Ceux qui ont reçu le don de la foi sont éclairés par la science qui fait partie intégrante de la véritable foi qui est sa Lumière. L'ignorant qui ne cherche pas à sortir de son ignorance reste dans les ténèbres.

Les sunnites ont souvent accusé les Ismaéliens d'imitation (taqlîd) ou d'obéissance aveugle à leur Imâm, mais pour Nâsir-i Khusraw le mot taqlîd n'a pas un sens péjoratif, au contraire il permet d'accéder à la certitude et à la vraie foi :

L'imitation est nécessaire au commencement : c'est par l'imitation que l'homme accède à la certitude. [...] Quiconque refuse le taqlîd, n'accède pas à la certitude vraie, puisque c'est par le taqlîd qu'il est possible d'accéder à l'Unité divine et à la Vérité.

Le taqlîd constitue une étape importante dans le développement de la foi. Il faut suivre l'exemple et l'enseignement donnés par les Prophètes, les Imâms et les Sages. L'imitation garantit la bonne manière d'agir et de se comporter devant le sacré. Elle permet de cerner les mystères de la foi qui prennent racine à l'intérieur de soi, car la foi n'est pas superficielle mais elle est cachée. Elle nécessite une initiation et un apprentissage pour mieux dompter la raison afin de libérer et d'ouvrir le cœur à une plus grande réceptivité.

Le Sage (Pîr) ismaélien nizârien, Shihâb al-dîn Shâh (m. 1302/1884), compare la foi à un arbre qui prend racine dans le cœur, le tronc est l'intellect (`aql), les branches représentent les instincts et les feuilles symbolisent l'imagination. Le fondement (asl) de la foi est l'amour pour le Seigneur (Mawlâ, i.e. l'Imâm du temps présent). L'amour pour `Alî efface tous les péchés. Chez les Ismaéliens nizâriens, tous les Imâms ne sont en réalité que la manifestation du Logos de `Alî et ils sont les meilleurs interprètes de la quintessence de la foi.

Comme le judéo-christianisme, l'islâm définit la foi comme une Grâce divine. La véritable Connaissance du sacré ne se révèle qu'à ceux qui ont reçu le don de la foi. La science de l'être humain est à la mesure de la pureté de sa foi. L'intellect est une autre facette de la foi. La science fait partie intégrante de la véritable foi qui est sa Lumière.

Il existe différentes façons de définir la foi selon les tendances et les groupes. Certains auteurs incluent les actions dans la foi, d'autres l'excluent. Certains points de vue s'opposent concernant l'accroissement et la diminution de la foi. Il existe plusieurs niveaux de la foi puisqu'il y a une gradation des niveaux spirituels chez l'être humain. L'essence de la foi restera toujours un mystère insondable et supra-rationnel.

Un développement exagéré de la vie matérielle nuit au développement de la foi. La lecture assidue des Livres sacrés et l'accomplissement des devoirs religieux aident à accroître sa foi. Le croyant a une vie remplie d'épreuves et il accepte avec patience l'adversité. Il est celui qui aime les autres autant que lui-même. Le siège de la foi est le cœur pur du croyant qui oriente constamment sa face vers Dieu. Le croyant n'agit que dans l'espoir de contempler la Déité et devient un participant dans la Nature divine. Le degré le plus élevé de la foi est celui de la contemplation (mushâhada) de la Déité sans aucun voile. La foi est l'expression de la stabilité du cœur et de la quiétude de l'âme. Cette quête de quiétude et de stabilité apaise l'âme.

La foi est le lien caché et profond entre le croyant et la Déité. L'acte de foi devrait permettre au croyant d'avoir une meilleure connaissance de lui-même, de découvrir sa véritable grandeur d'âme et de saisir cette relation indescriptible qui le lie avec la Déité. C'est avant tout par une quête intérieure journalière qui accroît la conviction religieuse que l'on devient digne de la Grâce divine.